« Herbivores et biodiversité : un relationnel insuffisamment reconnu » (seconde partie) :
« Les herbivores, espèces clef de voûte incontournables des écosystèmes terrestres. »
Par Thierry LECOMTE, Docteur en biologie des organismes et des populations.
Cette conférence se propose, à partir des acquis de celle qui s’est déroulée le 12 Mars 2024, de développer la notion d’espèce « clef de voûte » introduite il y a déjà quelques années et qui s’applique de façon très étroite aux herbivores et plus encore à leurs guildes quand elles existent encore.
En caricaturant quelque peu, un herbivore peut être assimilé à un outil agricole « multifonctions », broyeur à l’avant au niveau de son régime alimentaire, rouleau au niveau du piétinement et épandeur au niveau des restitutions au sol. Ces dernières peuvent être quotidiennes (bouses, urines, larmes…), saisonnières (mues, placentas…) ou encore finales (cadavres).
L’ensemble de ces trois fonctions principales interagissent avec la quasi-totalité des compartiments de l’écosystème ; sol, végétations, autres éléments faunistiques.
Par induction directe, l’herbivore permet l’existence de milliers d’espèces aux dépends de son corps (parasites, prédateurs…), aux dépends de ses restitutions (organismes nécrophages et coprophages…) mais aussi favorise de nombreuses espèces en déplaçant le curseur de la compétition interspécifique des végétaux, laquelle en absence d’herbivorie conduit les phytocénoses de façon quasi généralisée (sauf condition extrêmes du biotope) vers le boisement.
Les cascades trophiques et autres effets « dominos » complexifient dans le temps et l’espace les écosystèmes ce que, à vrai dire, peu d’ écologues intègrent encore réellement. Pour ne donner qu’un exemple la présence d’herbivores booste de façon considérable la biomasse lombricienne, ce qui influe secondairement sur la porosité du sol, sa composition chimique, la gestion de la banque de graines et la dynamique de près de 200 espèces de vertébrés européens qui se nourrissent peu ou prou de lombrics.
La microbiologie des sols – en particulier la cellulolyse, le cycle de l’azote – est modifiée en profondeur, la création de mosaïques crée des lisières (écotones) favorables voire indispensables à certaines espèces, cependant que d’autres sont véhiculées d’un site à un autre de par l’endo- ou l’ecto-zoochorie.
Un certain nombre de problématiques actuelles : perte de biodiversité dont les insectes pollinisateurs, incendies de végétations, ruissellement, stockage du carbone, peuvent être reconsidérées à l’aune des herbivores qui constituent une sorte de « couteau suisse » de la gestion écologique des espaces réputés naturels ou faiblement anthropisés.
La mode actuelle de la libre évolution appliquée aux écosystèmes terrestres conduit cependant à « sanctifier » la destruction de l’herbivorie par l’Homme alors que le « rewilding » (« réensauvagement ») milite pour, au contraire, réintroduire ces espèces clefs de voûte et leurs fonctionnalités dans des écosystèmes ainsi renaturés.
La réserve Naturelle des Courtils de Bouquelon est une initiative privée d’écologues qui expérimentent depuis plusieurs décennies, dans un des haut-lieux de la biodiversité normande – le Marais Vernier- la gestion écologique par des herbivores à l’aide de 4 espèces différentes et ce sur près de 80 hectares. Cet espace constitue en quelque sorte un « laboratoire à ciel ouvert » qui permet au fil des années de mieux comprendre le rôle des herbivores et de le partager avec différents publics : naturalistes, chercheurs, gestionnaires d’espaces naturels, étudiants, propriétaires fonciers, grand public….